Le projet
Je connaissais Thibault Lacroix pour l'avoir vu jouer, un comédien intense et habité. Je connaissais moins son amour pour les textes, son besoin de les apprendre, de les tourner en bouche, comme de grands crus dont on ne se lasse pas. Nous nous sommes vus pour lire, relire, décrypter, écouter, et nous avons choisi de travailler sur quatre textes assez courts, qui seront joués séparément, sans effet de montage. Ces quatre textes déplient les mêmes thèmes, ceux de l'identité, des souvenirs qui s'effacent, se mélangent, se tissent avec l'imagination, du réel qui échappe, glisse, comme une anguille.
Quatre textes, Au loin un oiseau, Texte pour rien IX, Foirades II, Texte pour rien I. Ces quatre textes se répondent, s'enrichissent l'un l'autre, creusent les mêmes sillons. Le projet n'est pas de les mélanger, de faire mine qu'ils n'en forment qu'un, mais d'assumer chacun d'eux dans sa spécificité.
Et il s'agira de rendre ces textes simples et accessibles, ce qu'ils sont, si l'on n'oublie pas une dimension essentielle de Beckett : son humour. Il y a chez lui un grand rire sous-jacent, le rire du clown philosophe, qui pousse son imagination jusqu'aux confins.
Debout au petit matin ce jour-là, j'étais jeune alors, dans un état, et dehors, ma mère pendue à la fenêtre en chemise de nuit pleurant et gesticulant. C'est la première phrase du premier texte, D'un ouvrage abandonné. Beckett commence ainsi, crânement, comme s'il allait écrire un roman, au moins une nouvelle. Mais la machine se grippe, les souvenirs échappent, et il peine à se remémorer la suite, des pensées transversales se mêlant aux détails de ses journées,Mais à quoi bon continuer cette histoire, je ne sais pas, un jour je dois finir, pourquoi pas maintenant ? Tel est l'humour grinçant et visionnaire de Beckett, ouvrant un champ à nombre d'écrivains travaillant sur l'écriture en train de se faire, ou de se défaire. C'est un texte sur l'impossibilité d'être connecté au réel, sur les animaux délirant que nous sommes tous, confondant nos rêves, nos visions, les tissant avec nos semblants de souvenirs.
Si je disais, Là il y a une issue, quelque part il y a une issue, le reste viendrait. Première phrase du second texte, Texte pour rien IX. Une interrogation tournoyante, tourmentée, parfois jusqu'à la drôlerie, sur une question qui nous a tous traversé l'esprit : est-ce qu'il y a quelque chose après ?
Le troisième texte, Foirade II, est une longue phrase qui s'étend sur trois pages, et qui déplie une sensation : il y a des moments où nous nous sentons étrangers à nous-mêmes, où l'on ne reconnait plus ce qui nous anime, où le doute nous fissure. J'ai renoncé avant de naître, ce n'est pas possible autrement, il fallait cependant que ça naisse, ce fut lui, j'étais dedans, c'est comme ça que je vois la chose, (…). Beckett, sans reprendre sa respiration, déplie cette faille de l'identité, cette sensation d'étrangeté, et en une longue phrase qui semble chercher sans cesse son point final, traverse une vie passée à ne pas se reconnaître.
Enfin, Texte pour rien I, est reprend nombre des thèmes présents dans tous les textes, l'identité, la mort, le besoin de consolation, mais avec une tonalité plus douce, des rythmes plus apaisés, comme les derniers quatuors de Beethoven. Dormons, comme sous cette lointaine lampe, emmêlés, d'avoir tant parlé, tant écouté, tant peiné, tant joué.
Ces quatre textes forment tissent notre condition humaine, sans concession, avec un humour aussi fin que féroce, au détour de chaque phrase. Comme s'il nous épinglait, mais avec tendresse, avec un demi sourire, et que nous ne sachions jamais si tout cela est un drame ou une immense farce.