Le projet
Une histoire profonde, ancrée dans nos peurs archaïques. Un fils qui part en mer après s'être brouillé avec son père, un père plein de remords qui fantasme le retour du fils. Quand enfin ce dernier revient, il ne correspond pas à l'être rêvé par le père, il ne le reconnaît pas. Conrad croise cette histoire avec celle de la voisine, une femme qui sacrifie son bel âge à s'occuper de son père aveugle. Pour se distraire elle visite le voisin, celui qui ne cesse de délirer le retour de son fils. Il reviendra, et il vous épousera… Elle finit par croire à cette histoire, elle en fait son propre rêve. Quand le fils revient, il trouve une femme inconnue qui a l’air de le connaître mieux que lui-même, et un père qui ne le reconnaît pas. On dirait un conte, une parabole sortie des écritures. C'est court, dense. Trop court pour imaginer ne monter que ce texte.
J'attendais donc de rencontrer un texte cousin, un texte miroir qui pourrait former diptyque. Et je l'ai trouvé chez O'Neill, autre poète marin, né trente ans après Conrad. Sur la demande du comédien Gilles Cohen, j’ai travaillé en 2013 sur une pièce courte de O'Neill, Hughie. Cela m'a donné l'envie de lire ou relire les pièces du dramaturge américain, trop rarement joué en France. Et je suis tombé sur The rope (La corde), qui m'a paru être le vis-à-vis idéal de One day more. La corde est une sorte de préfiguration d'une des pièces les plus connues d'O'Neill, Désir sous les ormes. Un fils quitte son père après l'avoir volé, et part en mer. Le père maudit son fils et lui promet la corde s'il ose revenir. Et il ne se contente pas de mots, il accroche une corde dans la grange pour rendre sa malédiction présente quotidiennement à son esprit. Quand le fils rentre de ses voyages, cinq ans plus tard, la corde est toujours là, et son père, devenu à moitié délirant, n'a rien oublié de sa haine, et souhaite réellement qu'il se pende devant lui. De nouveau on pense aux écritures, cités d'ailleurs par le père. Une sorte de parabole à l'envers du fils prodigue du nouveau testament.
Il y a dans ces deux pièces une rêverie cruelle et profonde sur le thème séculaire de la relation fils-père, thème aussi ancien que notre civilisation, depuis que Cronos émascula son père Ouranos, puis dévora ses propres enfants jusqu’à être jeté dans le Tartare par son fils Zeus. Deux pièces courtes, intenses, sur l’échec de la transmission, qui vont fouiller dans nos mondes les plus enfouis et forment résonances.
L'accumulation contre la transmission
Ces deux courtes pièces nous parlent d'un danger larvé, qui pèse sur nos sociétés contemporaines : au-delà de la relation du père et du fils, il s'agit pour ces deux auteurs de décrire l'échec de la transmission. Les pères se recroquevillent sur leurs obsessions et leurs certitudes, les fils fuient, refusent toute filiation. L'argent devient alors la seule valeur concrète et transmissible, même et surtout à contre-gré. Molière déjà l'avait si bien dépeint dans L'Avare.
Mais chez Conrad et O'Neill les fils ne désirent pas dépasser les pères, de réinventer un microcosme différemment, de refaire famille, aucune tentative de réinventer quelque utopie sociale que ce soit, mais une aspiration à la fuite, au nomadisme, à la solitude. Du côté des pères, idées fixes, crispation, recroquevillement sur les biens matériels. L'accumulation contre la transmission.
Avec du recul
Il y a parfois des créations un peu étranges, qui ne correspondent pas aux critères de choix des programmateurs. Ici c'est du "vieux contemporain". Conrad est un auteur inconnu au théâtre, O'Neill a en France une réputation d'auteur verbeux, un peu dépassé. Nous nous sommes accrochés pour aller au bout de ce projet, qui s'est révélé pour moi être une création charnière. J'ai exploré avec Thomas Guiral un statut de la vidéo que je n'avais jamais osé assumer. Plus affirmé, pictural, nous inspirant des films de Serguei Paradjanov.
C'est lié à un travail où nous avons voulu ne pas rester collés au fait divers, c'est le piège de ces textes, mais trouver comment leur donner la force d'une parabole.