Le projet
Le roman
Cosimo a douze ans quand il refuse de toucher aux escargots que son père le force à manger. On lui intime l’ordre de sortir de table. Cosimo sort de table, se rend dans le jardin et monte sur un arbre. Il redescendra quand il aura froid ou faim, pense le père. Mais Cosimo ne redescendra pas, et passera sa vie entière sans remettre un pied à terre. Le roman est le récit de la vie de Cosimo, ses exploits, ses amitiés, ses passions, ses aventures amoureuses, ses utopies politiques. Le narrateur est le petit frère, qui admire son aîné, consigne ses aventures, ses petites phrases et ses pensées. Frère attentif qui toute sa vie restera dans l’ombre de cet aîné fantasque et imprévisible.
Une ligne de travail de la Cie Chat Borgne
La première création jeune public de la compagnie était Erwan et les oiseaux, une libre rêverie à partir du roman Les oiseaux de l’auteur norvégien Tarjei Vesaas. Le processus est d’explorer la structure du roman ensemble, à partir de nos sensations de lecture, d’un décryptage précis, d’improvisations à partir des moments clés du roman. Pour comprendre comment, non pas réduire ou simplifier, mais faire bourgeonner des récits possibles, des séquences possibles à partir d’une phrase, d’un paragraphe.
Nous aimerions réinvestir ce processus avec Le baron perché d’Italo Calvino : décrypter en profondeur, pour en sentir les lignes de force, les motifs sous-jacents. Oser inverser les hiérarchies : parfois une phrase apparemment anodine peut devenir une phrase clé de la future adaptation. Et tenir compte des traces que laisse le roman chez l’un.e ou l’autre. Travailler et avec le texte, et avec les imprégnations du texte dans les corps et les psychés.
Les lignes de recherche
Il n’est pas ici question d’entrer dans les nombreuses circonvolutions du roman, mais de tenter de tracer à l’intérieur les quelques lignes qui nous intéressent. Je cite parfois les phrases du roman, car elles nous serviront de base pour des improvisations et des recherches qui placeront ces problématiques dans des contextes plus contemporains, ou personnels, ou issu d’autres sources (romans, films, documentaires)
- La projection parentale (elle qui rêvait de voir ses fistons obtenir un grade dans l’armée, lui qui nous voyait au contraire mariés à quelque grande-duchesse électrice de l’empire).
- La place dans l’équilibre familiale (les cent devoirs de la vie familiale auxquels je me soumettais, parce qu’au fond la phrase que j’entendais toujours répéter : « Dans une famille, un rebelle, ça suffit » (…) a laissé son empreinte sur tout ma vie).
- Le changement de point de vue et de rapport que la vie dans les arbres opère pour Cosimo (Perché sur son arbre, Cosimo pouvait rester immobile des heures à regarder les paysans travailler et il leur posait des questions sur les engrais et les semences, chose à quoi il n’avait jamais pensé alors qu’il marchait les pieds sur terre).
- La rencontre et le dialogue avec d’autres classes sociales, d’autres groupes humains (charbonniers, chaudronniers, vitriers, familles que la faim avait poussées loin de leurs campagnes pour dégoter du pain avec des métiers de fortune (…) il entrait en amitié avec eux, il restait des heures à les regarder travailler et le soir quand ils s’asseyaient autour du feu, il se mettait sur une branche proche, pour écouter les histoires qu’ils racontaient.
Et plus loin : C’est à cette époque que remonte sa correspondance épistolaire avec les grands philosophes et savants européens
- Une manière différente d’entrer dans la connaissance, plus libre, plus imaginative et personnelle, plus gloutonne (Cosimo fut pris d’une telle passion pour les lettres et pour tout le savoir humain qu’il continuait aussi la nuit à la lueur d’une lanterne. Il construisit à plusieurs reprises des bibliothèques suspendues, parce qu’il considérait les livres un peu comme des oiseaux).
- Son ouverture au monde et son engagement progressif pour la communauté (il fut pris par le besoin de faire quelque chose d’utile pour son prochain). Il se mettra à proposer ses services selon les nécessités, à éteindre les départs de feu, imaginer des systèmes pour combattre les incendies.
- Sa soif d’associations, de mise en commun, d’intelligence collective (il comprit ceci : que les associations rendent l’homme plus fort et elles mettent en valeur les meilleures aptitudes de chacun et elles procurent une joie qu’il est difficile d’obtenir si on reste à son compte).
- Sa soif d’utopie politique (Projet de constitution pour les Cités Républicaines avec une Déclaration des Droits de l’Homme, de la Femme, des Enfants, des Animaux Domestiques et Sauvages, y compris les Oiseaux Poissons Insectes, et les Plantes, celles de Haute Futaie comme les Légumes et les Herbes). Il accrochera aux arbres des cahiers de doléances pour que les gens puissent consigner tout ce qui ne va pas pour eux, puis des cahiers d’envies, dans lesquels ils puissent exprimer leurs désirs.
- Son souci de ne pas couper avec son cercle familial, malgré son choix de n’en faire plus partie. Il veille sa mère jusqu’au bout, d’un arbre proche de la chambre d’agonie. Il lui tend des quartiers d’oranges à l’aide d’une gaffe.
- Sa grande histoire d’amour avec Viola, depuis l’enfance jusqu’à la fin de sa vie. Viola aussi libre, intelligente et rebelle que lui, au contact de laquelle ses lectures philosophiques ne lui servent à rien. La part d’inconnu, d’imprévisible, qui lui échappera toujours. Celle qui lui pose les colles les plus insolubles.
Il y a encore d’autres fils qui pourraient donnent envie de creuser, mais dans le cadre de ce dossier et de l’état de la recherche, on va s’arrêter là, c’est déjà très riche.
Nous sentons bien que si l’on arrive à sortir de la fin du XIXème siècle, et des problématique spécifiques de cette époque, il y a dans ce roman des questions qui sont éminemment présentes, indémodables, et qui restent prégnantes aujourd’hui.
Je pense à des questions intimes de construction personnelle, comme celles des pressions parentales et sociétales sur les enfants, la place qu’on nous laisse prendre parmi ses frères et sœurs, au sein de la fratrie. Mais aussi à des questions plus politiques au sens noble et large du terme : l’ouverture sur le monde et sur les communautés qui le forment, la question du dialogue, de l’intelligence collective, des associations entre groupes humains.
Et la question qui traverse tout le roman entre Cosimo et Viola, de l’attachement affectif, de l’amour, qui prend des formes parfois magnifiques où chacun se soucie de l’autre, parfois plus violentes et déceptive quand les passions tristes entrent en jeu : l’orgueil, la jalousie, les réflexes culturels qui nous enferment dans une vision du couple, des dominations, manipulations qui peuvent s’y jouer. C’est tout cela que Calvino interroge finement, et qu’il va falloir traduire.
On suivra Cosimo jusqu’à sa fin, son dernier bond pour accrocher l’ancre d’une montgolfière, sa disparition dans le ciel, agrippé à la montgolfière, au-dessus de la mer.
Structure et processus
Cosimo, Viola, le frère narrateur. Trois interprètes, dont un circassien (Cosimo)
Un processus de décryptage suivi d’improvisations qui feront naître une écriture de plateau. Il s’agira de trouver une narration fluide, qui alternera entre récits et séquences physiques. Avec possiblement des séquences participatives avec le public, pour imaginer ensemble une utopie politique, ou recueillir doléances ou envies (à tester).
Une structure scénographique dans laquelle pourra évoluer Cosimo, interprété par un circassien, qui sautera, se balancera, cabriolera, dormira accroché à une branche.
Cette structure sera évolutive, Cosimo y fera peu à peu son nid, y installera des bibliothèques suspendues, des chapelets de messages, gravera des cœurs pour Viola.
Cosimo ne parlera pas ou peu, il est l’objet du récit. Il pourra de temps en temps ajouter un détail au récit de sa propre vie. Il prendre en charge les séquences les plus intenses, les plus physiques.
Le frère et Viola oscilleront entre art du récit et séquences incarnées. Viola particulièrement s’amusera à passer de narratrice à la Viola intrépide qui montera dans la structure pour rejoindre Cosimo.
Il faudra trouver une manière souple pour sortir du récit, entrer dans des scènes, replonger dans le récit, sans systématisme, en cherchant fluidité et porosité entre les deux.
On suit ensemble la vie d’un enfant, d’un adolescent, d’un homme qui mûrit puis vieillit. Depuis sa décision de suivre sa propre voie en vivant dans les arbres jusqu’à son envolée dans le ciel accroché à l’ancre d’une montgolfière. Avec ses rencontres, ses recherches, ses projets, ses utopies, son envie d’associer les gens ensemble, ses amours, ses joies et ses découragements. Dans un langage de plateau qui ne soit ni un récit littéraire collé à l’écriture de Calvino, ni un appauvrissement des problématiques sous prétexte que ce soit du Jeune Public.
Médiation et transmission : L’arbre à palabres
Un dossier pédagogique détaillé et co-construit avec des enseignant.e.s
Le projet que nous imaginons est de constituer un dossier pédagogique, co-pensé et élaboré avec des enseignant.e.s, le plus détaillé possible, avec des propositions d’activités, sur les problématiques que traversera le spectacle,. Il s’agit de proposer aux classes concernées d’imaginer le projet utopique de Cosimo.
Aborder les thèmes du spectacle en posant des questions telles que :
- Être curieux de l’autre, ça sert à quoi ?
- Qu’est-ce que vous préférez ? Faire ce que vous voulez dans votre coin, ou vous associer avec d’autres, quitte à devoir vous adapter ?
- Et si vous deviez écrire dix points importants d’une constitution idéale, ce serait lesquels ?
Nous ne traçons ici que les premières lignes schématiques. Les répétitions et les orientations que prendra le texte du spectacle affineront sans doute la nature des thèmes, des lignes réflexives. Ainsi que les questions qu’on poserait aux enfants pour qu’elles n’induisent pas déjà des réponses orientées, et qu’elles soient les plus ouvertes possible.
Débat et écriture
Ce dossier pédagogique décrirait des processus possibles pour :
- Créer du débat avec les enfants à partir des thèmes évoqués dans le spectacle.
- Les faire écrire des morceaux d’une constitution idéale (par là on aborde la question du type d’organisation, des lois, des droits et des devoirs, etc.)
- Leur faire écrire des doléances et des désirs à accrocher à l’arbre de Cosimo.
On affinera le processus au fur et à mesure des expériences, ainsi que le dossier pédagogique.
Les enseignant.e.s intéressés à suivre ce processus pourront soit :
- Suivre la démarche eux-mêmes avec le dossier pédagogique comme support.
- Demander à des membres de l’équipe de création (les interprètes ou moi-même) de venir animer une séquence (grâce à des dispositif tels que le Pass Culture, ou tout autre mis en place par la structure qui nous accueillerait).
Les propositions des enfants alimenteront le texte de Cosimo
Nous pensons qu’il y aura dans le spectacle des séquences possiblement évolutives. Si le roman de Calvino ne détaille pas les articles de la constitution de Cosimo, nous pouvons dans le spectacle à venir en inventer quelques-uns. De même pour les doléances et désirs inscrits sur les papiers volants accrochés à l’arbre de Cosimo : Calvino en donne une liste, on en proposera une autre. Et selon le matériau récolté par les enseignants et/ou par la compagnie lors des séquences pédagogiques, on modulera les articles et les listes pour que les enfants puissent entendre au plateau des propositions qu’ils ont faites eux-mêmes.