Le projet
L'idée de départ était de travailler sur ces bars d'habitués - il en existe encore - qui sont comme des îlots. On regarde à travers la vitrine les gens pressés au-dehors. A l'intérieur, le temps passe lentement, c'est comme une poche, un milieu faussement protégé. On est en famille. Il y a une mythologie du lieu, avec leurs grands disparus, les personnages légendaires, les récits épiques de bravades, de beuverie, etc... J'ai senti très vite, durant les improvisations au TGP (première résidence) qu'il fallait trouver une dramaturgie qui dépasse la simple vie d'un bar, ne pas rester aux brèves de comptoir. Un des acteurs avait beaucoup de mal à s'intégrer à la meute dans les improvisations. Il produisait un discours intelligent, mais physiquement, il était comme absent. Je ne savais pas comment l'aider, et lui commençait à capituler, quand lors de la dernière longue improvisation au TGP, chaque comédienne, comédien, seul·e ou par groupe ayant inventé une sorte de transe verbale et physique, il a commencé à se promener d'un groupe à l'autre, comme s'il découvrait un monde qui le fascinait.
Nous avons eu un déclic : il doit arriver plus tard, et l'on passera par son regard, comme Dante traversant les cercles du purgatoire. Une phrase d'Anatole le Braz dans "Les légendes de la mort" nous a fait rêvé : Il y a quatre-vingt-dix-neuf auberges de la terre au paradis. Il faut faire une station dans chacune. Est devenu clair que ce comédien plus lunaire que les autres entrait dans une auberge, qu'on passait par son regard naïf et que de plus en plus il se trouvait entraîné dans les histoires de ce vivier, fasciné par une jeune fille qui semble l'appeler au secours et le repousser en même temps, il se met à boire plus que de raison, se trouve moralement et physiquement impliqué, n'a plus la force de quitter ce lieu. Il est encalminé. Cette intuition nous a généré nombres de lectures et d'improvisations qui ont nourri le spectacle.
Le mot de l'auteur
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Si je suis le principal auteur du texte, suggérant des sources d'inspiration, comme Dante ou Bove, des textes à inclure dans la partition du spectacle, comme un extrait de Dimitriadis, je ne peux dire que j'en suis l'auteur, et c'est le cas de toutes les écritures de plateaux du Chat Borgne. Ou je suis un auteur cambrioleur, car j'écris à partir des improvisations, je vole les comédiens. Ensuite il faut trouver une forme, mettre en cohérence, faire jouer des motifs, etc... Mais je n'amène pas un texte le premier jour des répétitions.
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— Création Collective
Une joie fragile
Ce fut un bonheur de me relancer dans ce qu'on appelle maintenant une écriture de plateau. Quand j'étais allé demander une subvention au ministère pour la première création de la compagnie, Savent-ils souffrir ?, ils ne savaient pas où classer l'objet, théâtre, théâtre d'objet, danse, etc... Ils ont finalement trouvé une case déjà existante : théâtre à contenu non essentiellement textuel.
Ce sont des créations inspirées souvent de textes littéraires, mais aussi de scènes vécues, de mémoires familiales, et dans lesquelles le texte n'est pas premier. Il n'y a pas une narration qui structurerait tout le spectacle, mais des bribes de narrations, qui participent à l'écriture de l'ensemble, au même titre qu'une séquence muette, qu'une variation lumineuse.
Ces objets demandent du temps, du temps de rêverie en amont, du temps d'expérimentation, aussi bien avec les comédiens qu'avec la technique. Du temps et de la confiance, car tout est fragile, il n'y a pas la structure forte d'un texte d'auteur, mais l'élaboration collective d'une structure sensible, qui parfois apparait assez tard dans le processus de création. J'éprouve toujours une joie de travail, de vraies émotions de répétitions, et en même temps une sensation de fragilité extrême.