Le projet
Nous étions comme une petit troupe qui venait squatter l'institution dès que c'était possible, sans expérience, en demande. Alors l'equipe technique du TNS (je pense particulièrement à Bernard Saam, à Olivier Tinsel, qui sont toujours en place d'ailleurs) a été touchée par notre démarche de recherche. Ils sont venus spontanément nous aider, nous conseiller. Jusqu'à nous construire la scénographie en dehors de leurs heures de travail.
Nous avions du temps (une saison) et aucune pression, à part celle qu'on se donnait à nous-mêmes. Martinelli ne nous avait rien promis concernant une programmation au TNS, aucune date de première qui conditionnerait notre travail. Nous avons eu alors le temps de traverser toutes les étapes naïves, prendre un texte qui correspondait à la bonne distribution mais qui a fini par nous lasser, tenter d'écrire nous-mêmes le texte, nous rendre compte qu'on n'est pas des écrivains , improviser les quatre, nous filmer, passer des heures à regarder des vidéos d'improvisation souvent déprimantes, etc...
Jusqu'au moment où Vincent Berger, Pierre Hiessler, Alexandre Soulié, les trois comédiens historiques de la compagnie, me disent que ce serait bien que je sois en face, puisque je faisais souvent l'œil extérieur. Je suis d'accord à la condition de revenir ensuite parmi eux. Suprême naïveté… J'ai vite compris que je ne pouvais faire les deux et surtout, à ma grande surprise, que j'adorais être en face.
Ce jour-là a été le premier de mon parcours de metteur en scène. J'ai travaillé avec mon passé de musicien, à l'oreille, gardé des textes de Pierre, ajouté un texte de Bohumil Hrabal, un de Roland Barthes, et au fil des improvisations est né Savent-ils souffrir ? (titre soufflé malgré lui par l'auteur Enzo Corman, qui se demandait si notre génération savait souffrir). Une création où nous souvions de nos coupes dix minutes de texte.
Le reste étant du théâtre d'objet (une armoire se cassait la gueule régulièrement), de clown (un homme surgissait d'un trou au milieu du plateau, pour sauver le monde, et se cassait la gueule également. Les deux autres le balayaient pour le remettre dans son trou. Des chants a capella (Schubert), une radio qui se mettait en marche toute seule. Un petit monde fragile, un peu perdu, accroché à des rêves personnels, étant arrivés après les grands rêves collectifs. Nous, à l'époque.
Savent-ils souffrir ? a été programmé d'abord sous forme de maquette au JTN, puis dans sa forme aboutie au TNS puis au Théâtre de la Bastille, et à Belfort. C'était pour nous quatre et toute l'équipe autour, une grande fierté.
Une expérience fondatrice
Cette expérience, avoir du temps, avoir le luxe de le perdre, n'avoir que la pression artistique qu'on se donnait, traverser ensemble toutes les naïvetés, toutes les erreurs de débutants, avoir le temps de se tromper et d'expérimenter, cette expérience a été fondatrice pour moi et pour le travail de la compagnie.
C'est cette saison au TNS, comme une petite troupe, petite cellule de recherche dans la grande troupe, qui m'a fait découvrir et comprendre les lignes de recherche que j'explorerai par la suite.